Clarisse Picard

Philosophe Maître de conférences en philosophie au Centre Sèvres, Facultés Jésuites, Paris

« Devenir mère : quel sens éthique et spirituel pour aujourd’hui ? »

Les femmes qui deviennent mères sont, aujourd’hui encore, aux prises avec des tensions paradoxales : la maternité est le plus souvent valorisée comme une source d’accomplissement pour les femmes, alors que, dans l’expérience quotidienne comme dans l’ensemble de la société, les femmes mères sont socialement invisibilisées.

Dès qu’une femme devient mère, elle est absorbée par le maternage et les tâches domestiques  ; elle connaît un ralentissement certain de ses relations sociales et de son évolution professionnelle ; elle éprouve souvent un sentiment de solitude, si ce n’est d’isolement, aussi bien dans son couple que dans la société. Ce sentiment est redoublé par un ressenti de culpabilité en raison du poids social de la norme de la maternité idéale et des conflits d’identité qui lui sont liés, entre ses rôles de mère, d’épouse ou de compagne, etc. Ces paradoxes entre la valorisation de la maternité et le poids qu’elle pèse sur la vie des femmes ont notamment été mis en lumière par les féministes de la deuxième vague (1960-1970). Cherchant des voies de résolution de ces paradoxes et conflits, ces pensées féministes ont principalement milité pour que les femmes acquièrent les moyens d’une meilleure conscience de soi dans leur rapport à la maternité, notamment par le refus ou par le libre choix.

Cependant, malgré l’importance de cette liberté nouvellement acquise, ces mutations n’ont pas résolu le phénomène de la subordination des femmes dans les tâches de soin et d’éducation, et dans l’ensemble de la société. Car désormais, les femmes mères « libres » de leur choix n’en assument pas moins la charge mentale de la double journée, de femme qui travaille et de mère de famille, tandis que les femmes qui s’investissent en priorité au soin et à l’éducation de leurs enfants n’en sont pas moins socialement marginalisées. Cela malgré l’implication des « nouveaux pères » ou des coparentes 1 dans le soin, la vie affective, l’éducation et l’épanouissement des enfants, qui reste pourtant insuffisante.

C’est pourquoi il paraît plus que jamais important de relancer la question : si les pensées féministes se sont mobilisées en faveur de l’émancipation des femmes par le refus ou par le libre choix de la maternité, qu’en est-il de l’expérience concrète de l’enfantement ? Peut-elle être pensée pour elle-même dans une perspective émancipatrice ?

En posant cette question, j’ai conscience que la réflexion que je propose se situe sur une périlleuse ligne de crête, car il ne s’agit évidemment pas de reconduire ni de réduire les femmes à leur seule potentialité d’enfantement – il y a bien heureusement d’autres formes de maternité concrète (par une adoption ou une recomposition familiale) ou symbolique (par des réalisations culturelles, sociales, politiques, religieuses, etc.) qui sont à même de soutenir le devenir de la subjectivité d’une femme. En revanche, il s’agit de permettre à celles qui le désirent et le peuvent de se réapproprier leurs enfantements en y trouvant des leviers d’émancipation et de renaissance sur le plan personnel comme sociétal, là même où les femmes sont traditionnellement assujetties.

En suivant cette ligne de crête, je forme l’hypothèse que l’expérience concrète de l’enfantement peut prendre, pour une femme, le sens d’une expérience émancipatrice, notamment à la faveur d’un approfondissement de la compréhension éthique et spirituelle du don de la vie à son enfant, et de ses implications sociétales. Sur le plan éthique d’abord, relevons que les jeunes mères n’ont jamais été aussi bien informées des étapes de la maternité, de la conception au maternage, en passant par la grossesse, l’accouchement, le post partum et la périnatalité.

En donnant naissance, une mère redécouvre la réalité fondamentalement incarnée et relationnelle de nos existences humaines.

Pourtant, il s’agit là principalement de savoirs spécialisés de type technique et non métaphysique, qui ne répondent pas et n’ont d’ailleurs pas la prétention de répondre à la question du sens. Il est à ce propos intéressant de relever que cette hypertrophie des informations disponibles et cette atrophie des réflexions sur le sens traversent tous les domaines contemporains du savoir. Or, dans notre contexte de crises multiples, à la fois complexes et systémiques, une femme qui enfante redécouvre des dimensions refoulées ou oubliées de nos existences humaines  ; elle acquiert un savoir spécifique propre aux mères ; elle développe des manières d’être et de penser moins unilatérales, dont la richesse a sans doute beaucoup à nous apprendre pour surmonter les crises actuelles que nous connaissons. Quelles sont ces facultés et cette énergie spécifiques qu’une femme redécouvre et se réapproprie lorsqu’elle donne naissance à son enfant ? En donnant naissance, une mère redécouvre la réalité fondamentalement incarnée et relationnelle de nos existences humaines ; dans le temps de la grossesse, elle est, sans doute comme jamais auparavant, rendue sensible aux dimensions sensorielles, affectives et réflexives de la vie intérieure, là où le fœtus se développe inexorablement ; au moment de l’accouchement, elle éprouve aussi, au plus intime de son corps-de-chair, que le don de la naissance s’accompagne d’une expérience de perte de soi, d’une forme de kénose ; donnant ainsi naissance, elle est ensuite reconduite au sens de sa propre naissance, plus encore à la question de l’origine, celle qui a trait à la relation avec sa propre mère ou son substitut, à l’image qu’elle en a et, plus universellement encore, aux images et symboles universels d’un matriciel originel de tout ce qui vient à naître, mourir et renaître.

Cet état de sensibilité et de vulnérabilité maximal est paradoxalement ce qui permet à une mère d’éprouver, au creux de sa chair, les besoins de la chair enfantine, condition de sa sollicitude et des soins suffisamment bons. Pourtant, elle pressent qu’elle devra s’en remettre ensuite et, avec son enfant, passer de cet état de dépendance totale réciproque à celui de dépendance relative sur le mode le plus graduel possible. La convalescence s’achève alors pour cette jeune mère au moment où elle-même et son enfant se reconnaissent mutuellement comme deux sujets existant pour eux-mêmes, à la fois séparés et reliés, où chacun pourra suivre sa vocation propre. Par cette différenciation charnelle, la passion maternelle se transforme en amour véritable qui consiste, pour la mère, avec le père ou la coparente et la communauté familiale et sociale qui les entoure, à aider leur enfant à acquérir progressivement ses repères spatiaux, puis temporels, enfin langagiers, et à entrer dans le monde de la communication, celui de la vie partagée avec d’autres.

Au terme de cette traversée, chaque mère reconnaît que cette tension vers la vie est soutenue par la maturation d’une attitude éthique interne qui mobilise tout son être – corps, psyché, intellect, relation, etc. –, dont dépendent notamment les soins maternels primaires. Ce faisant, elle est engagée dans un processus de responsabilisation de soi et de l’enfant, autrement dit dans un approfondissement infini de la compréhension éthique du don de la vie à son enfant.

Une femme chrétienne ne manquera pas d’éprouver dans sa chair une évidente correspondance entre chaque moment vécu de l’enfantement et ceux de l’Incarnation irréductible de Jésus-Christ.

Elle prend désormais conscience que là où les femmes ont traditionnellement été assujetties aux tâches de la reproduction et du maternage, elles traversent en fait cette expérience en créant de la différenciation, condition de la culture et de la civilisation. C’est pourquoi il vaut la peine de défendre une philosophie de l’enfantement 2 – c’est-à-dire une réflexion sur le sens anthropologique, éthique, politique, voire religieux de l’enfantement –, car, en contrepoint de nos éthiques techniques et normatives, la traversée de l’enfantement donne aux femmes qui le désirent la possibilité de rouvrir, avec d’autres femmes et hommes, une voie à une éthique qui s’enrichit de l’expérience sensorielle, affective, réflexive et nécessairement intersubjective de l’enfantement. Car les femmes mères détiennent, individuellement et collectivement, un savoir spécifique à même de faire advenir une nouvelle éthique qui constitue un apport décisif pour affronter les défis éthiques contemporains, à l’aune des questions de l’origine, du mouvement originaire du don de la vie, et du devenir de notre humanité incarnée. Or, cette attitude éthique interne soutient aussi une attention renouvelée au sens spirituel de l’enfantement. En effet, une femme chrétienne ne manquera pas d’éprouver dans sa chair une évidente correspondance entre chaque moment vécu de l’enfantement et ceux de l’Incarnation irréductible de Jésus-Christ. Précisément, elle éprouve, au plus intime de son corps-de-chair, une correspondance entre le fait de donner naissance à son enfant, dans l’unité d’un mouvement de désir et d’attente, de dé-naissance – perte de soi – en vue d’une re-naissance qui est une co-naissance de soi et de l’enfant, d’une part, et le don de la Vie aux hommes par Jésus-Christ, dans et par l’unité du mouvement de sa vie, de sa mort, de sa descente aux Enfers et de sa résurrection, que seul Jésus-Christ accomplit et à laquelle nous participons, d’autre part. En vertu de l’unité anthropologique et théologique de l’enfantement, ici brièvement décrite, chaque femme est ainsi mise sur le chemin de comprendre, au plus intime de son corps-de-chair, quelque chose du mystère singulier et irréductible de l’Incarnation de Jésus-Christ auquel, d’une certaine manière, elle participe à chacun de ses enfantements. Au creux de cette expérience, il devient désormais possible d’interroger à frais nouveaux la valeur sacramentelle de l’enfantement, en tant qu’expérience paradigmatique où se manifeste le don de Dieu dans nos vies.

À partir de ce savoir éthique et spirituel, chaque femme désire désormais avoir voix au chapitre et œuvrer activement, avec d’autres, en faveur d’une éthique générative, c’est-à-dire d’une éthique qui prend pour thème de ses recherches les conditions du don de la vie dans un monde où la vie est possible ; l’accompagnement des femmes dans les bouleversements profonds de l’enfantement ; la prévention et le soin de la relation maternelle primaire 3  ; la responsabilité partagée du soin et de l’éducation des enfants, entre la mère et le père ou la coparente, et la société ; le procès génératif continu des générations à l’horizon de la fabrication de gamètes artificiels et du développement de l’utérus artificiel ; une éthique générative, enfin, qui ne se prive pas de l’apport spirituel de l’anthropologie chrétienne, pensée à l’aune du processus continu de l’incarnation de l’être humain en devenir et en relation, et du mystère singulier et irréductible de l’Incarnation de Jésus-Christ.

Pour conclure, retenons que là où les pensées féministes avaient, à juste titre, milité pour la liberté de choix des femmes dans la maternité, elles n’avaient cependant pas interrogé le sens de l’expérience pour elle-même, ainsi que ses potentialités émancipatrices. Notre réflexion a montré qu’une femme qui donne naissance mûrit une compréhension éthique et spirituelle du don de la vie à son enfant et de ses implications sociétales. Elle entretient désormais avec elle-même, le père ou la coparente et leur enfant des relations plus intenses et plus vivantes, autrement dit plus conscientes et plus incarnées. Ce faisant, elle initie des rapports sociaux plus équilibrés, où elle n’accepte plus d’être subordonnée en raison de ses potentialités maternelles, car elle a désormais une conscience plus vive du sens et de la valeur de ses enfantements sur le plan personnel comme sociétal. Elle sait désormais, pour les avoir éprouvés dans sa chair, que de nouveaux rapports sociaux sont possibles, selon une reconfiguration nouvelle d’un monde commun désormais plus respectueux des femmes et de la terre.

[1] Lorsque l’autre parent n’est pas un père, mais la compagne ou l’épouse de la mère, nous la nommons coparente.
[2] Voir Clarisse Picard, Philosophie de l’enfantement. Cinq méditations, Paris, Éd. Classiques Garnier, coll. « Philosophies contemporaines », 2022.
[3] Voir l’accompagnement des « 1000 premiers jours, là où tout commence » : https://sante.gouv.fr/prevention-en-sante/sante-des-populations/1000jours/

Cet article fait partie du numéro 76 de la revue FOI

Ecouter la voix des femmes

mars-avril-mai 2023

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