Luca Castiglioni

prêtre et théologien, formateur au séminaire de Milan à Venegono Inferiore. Il est l'auteur de l'ouvrage Filles et fils de Dieu, égalité baptismale et égalité sexuelle.

Théologie

La masculinité kénotique de Jésus-Christ, pour une Eglise de femmes et d’hommes

En ce qui concerne la relation entre femmes et hommes, ce qui n’aurait pas pu se produire au cours des deux derniers millénaires s’est produit au cours des cinquante dernières années. La modernité et, en son sein, les différentes vagues du féminisme ont remis en cause le système socioculturel qui caractérise l’Occident depuis des siècles, le contestant dans l’un de ses lieux névralgiques : l’androcentrisme patriarcal.

Plus précisément, les femmes occidentales ont contesté, aux niveaux théorique et pratique, la masculinité hégémonique (J. Connel), celle qui conçoit le masculin comme prototype de l’humain et l’homme en position de domination sur les autres (femmes, enfants et autres mâles « bêta ») et sur la nature aussi. En effet, l’émancipation des femmes est aujourd’hui visible dans presque tous les domaines, même ceux initialement réservés aux hommes : les femmes accomplissent les mêmes tâches que ces derniers, parfois mieux qu’eux. On peut dire aussi que, malgré les résistances tenaces au changement, le système patriarcal aujourd’hui ne trouve plus de légitimation théorique et que sa persistance est de plus en plus difficile. Face à ces bouleversements, beaucoup d’hommes sont entrés en crise, sentant le sol s’effondrer sous leurs pieds. Certains, intimidés, se sont presque retirés de la relation, la vivant à l’ombre des (leurs) femmes. D’autres, nostalgiques de la condition d’avant, vivent la configuration actuelle avec un inconfort extrême, qui génère en eux de la frustration et donc de la violence, dont les féminicides sont un symptôme odieux mais pas surprenant. D’autres hommes, en revanche, se laissent interpeller par les changements intervenus et se mettent à la recherche – entre eux et avec les femmes – d’un modèle de masculinité et de relation plus approprié.

La donnée, déjà claire au niveau de la structure familiale, devient évidente au niveau du patriarcat clérical, qui a séparé le clergé des laïcs et marginalisé les femmes et qui s’est révélé comme la seule composante ecclésiale significative en matière de gouvernement et de parole publique.

Le point critique de la problématique

Le nœud critique concerne la définition de l’identité masculine, découpée sur l’impératif du pouvoir1 . En effet, les activités les plus diverses des hommes (y compris des membres du clergé) ont été et sont encore conçues sur la base de la libido dominandi. Ainsi, les êtres masculins sont presque contraints de s’affirmer comme forts, performants, prédominants, toujours selon la logique du premier qui dépasse les autres, du vainqueur et du vaincu : l’identité d’un homme relevé du fait d’être (plus) puissant (que les autres), en tout cas jamais « impuissant ».

Même l’Eglise a dû faire face à ce problème depuis ses origines, notamment en raison du fait que l’expérience masculine de Jésus-Christ – élément radicalement révolutionnaire – a dû s’entremêler avec le contexte et, pour des raisons apologétiques, s’est adaptée aux structures patriarcales en les assumant, en les corrigeant aussi, mais pas en les renversant. La donnée, déjà claire au niveau de la structure familiale, devient évidente au niveau du patriarcat clérical, qui a séparé le clergé des laïcs et marginalisé les femmes et qui s’est révélé comme la seule composante ecclésiale significative en matière de gouvernement et de parole publique. Même si plusieurs éléments ont changé, la structure de l’Eglise (catholique) est encore solidement patriarcale.

Le paradoxe est que, alors que la communauté humaine repense le sex-gender system (G. Rubin) pour plus de justice dans les rapports entre hommes et femmes, l’Eglise semble lui résister dans la pratique. Bien sûr, pendant de nombreux siècles, il était impossible de remettre en cause ce préjugé, car il collait à la peau, mais aujourd’hui les nouvelles structures le décèlent et un renouveau en profondeur s’impose d’urgence.

Le regard de Jésus sur les hommes

Dans le domaine ecclésial, l’apport (de la théologie) féministe a été marquant pour préciser que la nécessité d’un changement ne vient pas de l’exigence de « quotas » de femmes, mais d’une adhésion fidèle à l’Evangile, qui entraine la restauration des rapports d’égalité entre les baptisé(e)s qui caractérisaient la communauté chrétienne primitive. Cette exigence de cohérence pousse à démanteler le système patriarcal et incite à l’audace du changement.

Or, on ne peut qu’être d’accord avec cette injonction au courage évangélique, mais il faut aussi bien considérer les résistances et les peurs des hommes d’aujourd’hui : ils se prétendent forts, mais beaucoup d’entre eux sont fragiles et craintifs. En effet, quelle est votre force si, pour vous affirmer, vous avez besoin de détenir une arme ou un insigne de pouvoir indiquant que vous êtes plus puissant que les autres ? Dès lors, il convient de s’attarder sur la bonne nouvelle que le changement des relations entre femmes et hommes représente également pour ces derniers.

Et, tout d’abord, sur le fait que le Seigneur ne les regarde pas, ne nous regarde pas avec colère et mépris – comme peut-être nous le craignons, parce que nous pensons le mériter (sinon nous directement, nos pères et le système patriarcal dans lequel nous vivons), ce qui engendre de la mauvaise conscience – mais avec son amour de prédilection. Cela seul peut donner la force d’abandonner les richesses présumées du patriarcat, parce qu’il offre le bien définitif et irrévocable. En ce sens, l’épisode du notable ou du jeune homme riche (raconté en Marc 10,17-22 et en Matthieu 19,16-22), éclaire la situation des hommes d’aujourd’hui, dont l’attachement aux « grands biens » qu’ils sentent encore posséder risque de les rendre tristes, tandis que l’amour avec lequel Jésus fixe son regard sur eux – leur demandant de renoncer à leurs richesses en les partageant et de le suivre – est l’offre de la libération attendue.

Passages vers une Eglise des filles et des fils de Dieu

En ce sens, un premier passage utile serait d’instiller un doute dans l’esprit de nos contemporains : leur manière d’appréhender et de vivre la masculinité ne serait-elle pas une richesse misérable ? Une richesse qui rend triste ? Si, en effet, l’androcentrisme patriarcal semble encore offrir quelques prérogatives, en réalité il avilit le rapport avec les femmes, empêchant donc les hommes d’accéder à la merveille des relations égalitaires et réciproques, sans parler des entraves qu’il apporte aux rapports parentaux, fraternels et de travail2 . D’ailleurs, ce doute sain est plus qu’un « argument de convenance » : il introduit déjà l’argument radical (qui n’est pas moins convenable pour autant : il est même le plus convenable), à savoir le fait qu’une masculinité vécue selon le style « kénotique » de Jésus-Christ conduit à la vie en plénitude.

Montrer comment la nouveauté chrétienne est libératrice par sa capacité non seulement à établir des formes de relations plus équitables, mais surtout à unir les hommes et femmes « en Jésus Christ » (cf Galates 3,26-28)

Ainsi, un deuxième passage sera de montrer comment la nouveauté chrétienne est libératrice par sa capacité non seulement à établir des formes de relations plus équitables, mais surtout à unir les hommes et femmes « en Jésus-Christ » (cf Galates 3,26-28). En effet, le lien christique des filles et des fils de Dieu est la réalité décisive d’où découle l’égalité foncière de tout baptisé : en tant que membre du corps du Christ, chacun reçoit sa propre dignité irrévocable, se sachant reconnu dans son incomparable singularité. De plus, cette reconnaissance radicale permet de mettre son unicité à la disposition de tous, transformant les différences individuelles (dona différence sexuelle) d’un élément de discrimination en un charisme pour l’édification3 .

Un troisième passage sera de contempler le style relationnel de Jésus tel qu’il émerge dans les récits évangéliques, en particulier la façon dont il a vécu ses rapports avec les femmes et les hommes : de là on peut tirer des indications normatives pour l’Église de tout temps et propulsives pour sa réforme à l’heure actuelle 4 .

Parmi les nombreuses pistes possibles, évoquons les deux suivantes.

• Il est instructif de remarquer ce que Jésus n’a pas dit au sujet des femmes : il ne les a pas considérées comme une catégorie abstraite et intemporelle, il ne leur a pas imposé ou demandé de correspondre à une certaine image de la femme, à un certain modèle de féminité (insistant par exemple sur la maternité). Il n’a pas parlé de spécificité féminine, ni de vocation ou de nature propre. Jésus n’a défini nulle part « la femme » ni son rôle dans l’Eglise et dans le monde, même si son style relationnel avec les femmes fournit des contenus décisifs quant à la manière d’assumer la différence sexuelle.

• D’autre part, la façon dont Jésus exprime sa force virile interpelle les hommes d’aujourd’hui, privés des références traditionnelles qui définissaient leur masculinité en termes de pouvoir, de contrôle et de domination. Le style christique leur donne la force de « tendre l’autre joue », le courage de s’humilier sans craindre de perdre la dignité, de ne pas « jouer des coudes » pour surgir sur les autres, de ne pas craindre d’être le grain qui meurt pour porter du fruit (cf Jn 12,24), en un mot, de se sacrifier. Il est également important de souligner que Jésus exerce son pouvoir pour soigner les pauvres, en se mettant au service de tous ; il exerce son autorité pour faire grandir celles et ceux qu’il rencontre, sans jamais détruire pas même ceux qui représentent une menace mortelle pour lui. En d’autres termes, Jésus apprend à vivre la masculinité sous le signe d’une douceur radicale, capable de compassion, de tendresse, de bonté.

[1] Cf S. Segoloni Ruta, Gesù, maschile singolare, EDB, Bologna 2020, 7-22.
[2] « Combien la présomption d’une supériorité a-t-elle encore de la crédibilité à nos yeux et combien avons-nous
[les hommes] payé l’adéquation à un rôle de pouvoir par une misère qui a marqué toute notre vie ? Combien notre sexualité, écrasée dans un imaginaire de domination, est-elle bousculée entre l’anxiété de performance, la possession et la peur de l’impuissance, en nous empêchant d’écouter notre corps ? Combien l’affirmation d’un rôle masculin a-t-elle contraint nos vies dans un rapport avec la fonction productive comme unique lieu d’identité, dans une socialité entre hommes dépourvue d’intimité et forcée entre compétition et grégarisme ? Combien la paternité, réduite à une fonction de réglementation, de protection et de contrôle, a-t-elle rétréci l’expérience de la relation avec nos enfants et la tendresse possible de cette expérience ? », S. Ciccone, « Dal potere alla libertà », Il Regno (Attualità), 1 (2015) 62.
[3] C’est l’idée sur laquelle est axé notre Filles et fils de Dieu. Égalité baptismale et différence sexuelle. Préface de C. Theobald (= Cogitatio fidei 309), Cerf, Paris 2020.
[4] Ces indications sont largement explorées au chapitre 6 de L. Castiglioni, Filles et fils de Dieu

Cet article fait partie du numéro 77 de la revue FOI

Femmes et hommes : un enjeu de paix

juin-juillet-août 2023

Formation Chretienne  

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